L’amour

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
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L’amour, il faut en parler. Parce qu’aujourd’hui, avec toute cette pornographie… La propagande consumériste fait croire au bon peuple et surtout aux jeunes, que l’amour se consomme dans un orgasme auquel on accède aisément. Et si l’on n’y accède pas aisément, il y a du viagra pour les hommes, du « flibanserin » pour les femmes. Le flibanserin a été baptisé Addyi. C’est bon à savoir, même pour les hommes, puisque faire accéder leur partenaire au septième ciel leur donne à eux aussi du plaisir en renforçant leur ego. Tout se résume, finalement, dans l’univers consumériste, au gonflage de l’ego par enflures comme des tumescences plutôt vers le bas du corps pour les hommes, des bouffissures vers le haut pour les femmes. Qu’il s’agisse du haut ou du bas du corps, ces renflements font aussi enfler le porte-monnaie des chirurgiens esthétiques et d’innombrables sous-traitants du sexe. Le frottement des chairs avec liquide gluant, comme disait Marx-Aurèle, a été porté au plus haut des cieux. Pour accéder à ces sommets de très grands sacrifices sont consentis. Il n’y a pas, en effet, que la chirurgie esthétique et l’industrie pornographique, mais aussi la drogue, précieux adjuvant pour permettre des frottements réussis.

L’Addyi a été approuvé en août 2015 par la FDA, la commission qui, aux Etats-Unis, autorise la commercialisation d’un médicament proposé par ces nouveaux succubes que sont les grandes pharmas. En l’occurrence, c’est Sprout Pharmaceutical qui va permettre aux femmes souffrant de HSDD (Hypoactive Sexual Desire Disorder) de hurler de plaisir pour la plus grande joie des directeurs de Sprout Pharmaceutical dont le compte bancaire, lui aussi, connaîtra une tumescence. L’Addyi a aussi fait hurler de joie de nombreuses féministes scandalisées par l’inégalité de traitement entre hommes femmes. Celles-ci devaient se contenter de recueillir les orgasmiques crachats des hommes. Fini cet esclavage avec L’Addyi qui va faire régner l’égalité sexuelle entre hommes et femmes pour les siècles des siècles.

Le Prozac permettait déjà de se croire au paradis. Désormais les hommes vont se croire au paradis en « viagralisant » l’amour avec une ou soixante dix « vierges »  quant à elles, auront pris du Addyi. Ce n’est peut-être pas vraiment qu’elles souffrent de HSDD, mais qu’elles veulent pleinement jouir de leur vie sexuelle. Ma vie m’appartient, mon plaisir aussi et tant pis si ce statut de propriétaire exige une énorme infrastructure pharmaco-industrielle, sans compter les chirurgiens esthétiques et les psychothérapeutes. Quant à savoir si cette infrastructure risque de m’étouffer, peu m’importe ! L’essentiel c’est de sentir son moi « empowered » comme disent les Américains, de jouir de sa puissance sous les draps.

Le problème est que l’amour arrache au moi si l’on en croit la tradition culturelle occidentale, à tel point que, parfois, il va jusqu’à faire disparaître le besoin de jouir ou de faire jouir. C’est alors que les joies de la chair sont données comme en surcroît. Elles cessent, ces joies, d’être toutes-puissantes, d’obséder. En un temps où l’obsession sexuelle est omniprésente, ce ne serait pas une mauvaise chose de comprendre qu’au cœur de l’amour, il y autre chose et plus que du sexe. Comprendre ça libère l’âme de cette obsession et permet de voir l’autre pour l’aimer vraiment.

Flaubert décrivait ainsi la première rencontre, le coup de foudre : « Ce fut comme une apparition… quand il se fut mis plus loin, il la regarda.  Jamais il n’avait vu cette splendeur... le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. » Platon a dit la même chose il y a 2500 ans et notre compatriote, Denis de Rougemont a publié en 1939 un beau livre, L’amour et l’Occident, dans lequel il montre pourquoi les grandes amours s’achèvent dans la mort (Tristan et Iseut – Roméo et Juliette). L’aimée ou l’aimé vient d’un autre monde (l’apparition de Flaubert) et l’amour ne peut s’accomplir ici-bas. Pour paraphraser le Christ devant Pilate, on peut dire que le royaume de l’amour n’est pas de ce monde. Shakespeare fait dire à Marc Antoine que son amour pour Cléopâtre est si grand qu’il a besoin de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre. Le monde ne peut contenir l’amour qui transporte l’amant ou l’amante. L’amour déchire et ne peut rentrer dans la catégorie des biens consommables. Message inacceptable ou incompréhensible pour des consommateurs avides de faire gonfler leur ego par ingestion de biens terrestres et seulement terrestres. Certains de ces biens font signe en direction d’un autre monde. Ignorer ce signe, c’est faire mourir la joie que ces biens, surtout l’amour, peuvent nous donner.

J’entends déjà les « crapauds pragmatiques » coasser. Comment fait-on ça ? A quoi ça sert ? Qu’on me permette de donner la parole à une écrivaine qui m’a tellement bouleversé qu’elle est devenue ma muse, Christiane Singer :

« J’ai toujours vu au fond de ceux que j’ai aimés, comme au lointain bout d’une allée, Dieu faire les cent pas. Il attendait patiemment. Ou peut-être pas patiemment du tout mais il attendait. »

C’est quand on ne voit plus celui qui est au fond de l’allée que l’amour meurt ou qu’on passe à côté de lui.

Jan Marejko, 31 octobre 2015

 

13 commentaires

  1. Posté par Renaud le

    @ Vautrin. Le vide que poursuit inconsciemment le désir EST l’infini. Cet autre vide que fuit le désir est le néant. On fuit le néant bien qu’il n’existe pas et on désire quelque image du Réel dont on possède déjà l’original inaliénable mais cette duplicité du désir est ce qui fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien.

  2. Posté par Patrick Stocco le

    Les athées, qui ne voient pas Dieu au bout de l’allée, se reconnaissent et s’aiment tout aussi intensément.

  3. Posté par Vautrin le

    @Renaud :Vous m’avez mal lu : je disais simplement que Cupidon et la cupidité avaient la même racine, c’est tout !
    Cela dit, oui, je suis cynique vis-à-vis de tout ce que l’on prend comme un donné immédiat, qui semble se définir par lui-même sans autre sorte d’examen. Et, au passage, je ne vois rien de transcendant ni d’infini dans ce qu’on appelle « amour ». L’infini n’est pour moi qu’un concept mathématique.
    Au passage, ma formation psy m’a appris que le désir ne vise rien d’autre que le vide, qui n’est pas l’infini; ce qui fait qu’il ne tarit jamais tant que le sujet est vivant. Mais ce serait trop long à expliquer.
    Bon, libre à chacun de croire ou de ne pas croire à l’amour. 🙂

  4. Posté par Marejko le

    @Renaud. Vous résumez parfaitement le premier (et dernier) commandement de la modernité :
    « Consommez-vous les uns les autres ». C’est extra!

  5. Posté par Renaud le

    Vautrin, en confondant dés le départ la cupidité et le désir vous condamnez le désir à retomber sur soi et vous développez une vision cynique de l’amour. Or, en distinguant la cupidité qui retombe sur soi-même en une très petite boucle et le désir qui s’élance plus loin vous pourriez voir que finalement tout désir vise l’infini. L’amour ce n’est pas viser autrui en tant qu’il est un étant, quelqu’un étant quelque chose, mais en tant qu’il est infini. Infinitiser l’objet de l’amour est une illusion pour autant que l’objet de l’amour est pris pour un objet mais ce n’est pas une illusion lorsque l’infinitisation produit son effet, traverser autrui, traverser le miroir jusqu’à l’infini.

  6. Posté par Marejko le

    @ Vautrin. L’amour, c’est la fidélité à quelque « chose » qui n’existe pas dans les faits de la soi-disant réalité, mais qui est plus réel qu’elle. Certains, comme vous dites, se retrouvent sur le pavé, d’autres…

  7. Posté par Vautrin le

    @ Pierre-Henri Reymond : le livre est terminé, il est en relecture. Publication probable en janvier. Voici un extrait de l’article « de l’amour » :

    Il est amusant de constater que malgré les délires du genre et l’extrême-féminisme, il y ait encore des gens pour succomber aux traits du fils de Vénus, ce joufflu ailé dont le nom vient précisément de « cŭpĭo », « cŭpiĕre », le verbe désirer, dont on a dérivé « cupidité » au XIVe Siècle. Ce qui place évidemment la question au niveau du désir dont nous avons déjà parlé. On aurait tort d’opposer le Kâma-Sûtra à l’amour courtois : quant au fond, cela vise un plaisir hédonique ; la preuve, c’est qu’au bout du compte, dans l’amour courtois, la Belle finit par concéder à son soupirant, après bien des péripéties flairant vaguement le sadomasochisme, le « soreplus », ce surplus qui est bel et bien l’objectif principal.
    Cela n’empêche pas depuis des millénaires les poètes, troubadours, ménestrels et, de nos jours quelques croquenotes souvent peu talentueux de miauler le soir au clair de lune qu’elle est bêêêle et que je l’aièèèèmeu. On pare ainsi l’objet du désir de mille et un charmes : pur fantasme, d’autant plus fantasmagorique lorsque l’hédonisme est différé ou carrément frustré. C’est joli, ça fait des chansons ânonnées par les adolescents parfois attardé, de beaux poèmes comme l’Invitation au Voyage, et également de magnifiques banqueroutes, des suicides prestigieux (à bout portant ou sous les balles ennemies) ou minables, des mariages et des divorces, bref : l’amour charme et met la pagaille.
    À vrai dire, il n’y a pas fondamentalement de différence du point de vue du désir entre aimer quelqu’un et aimer le steak. Ça doit se jouer quelque part entre la Gestaltung (association primaire d’une forme et d’une notion) apparaissant (peut-être) du côté du cortex orbito-frontal latéral et des noyaux amygdaliens du paléo-cortex reptilien libérant les neurotransmetteurs idoines pour une réaction somatique, et la Culture. C’est la réponse primaire au stimulus ; le steak bien enrobé d’une sauce au poivre fait saliver. L’objet humain aussi, d’une certaine façon ; entre autres phénomènes dont on a l’expérience, le cœur bat plus vite, avec plus de force : c’est de l’émotion dans ce qu’elle a de plus physiologique. Mais seul un fou offrirait un collier de perles (ou une boucle de cheveux) à un morceau de viande frit. L’humain passe normalement (s’il n’est pas psychopathe) cette cupidité au crible de la culture. Nous avons plus haut évoqué le transfert, et c’est bien de cela qu’il s’agit.
    Le transfert impose les voies détournées et complémentaires de la conquête et de la séduction, le jeu hypocrite du Tendre dont la carte est biseautée. Comme la belote, ce Liebesspiel -jeu de l’amour- se joue avec quatre couleurs, quatre plans de rationalité. Côté désir, il implique une frustration, temporaire ou durable, et, comme dit plus haut, des fantasmes pas nécessairement érotiques, d’ailleurs, parfois héroïques : c’est le preux chevalier délivrant la belle princesse, et peu importe que le chevalier soit bureaucrate ou Encolpe et la princesse Vénus de barrière ou Giton. On oublie les défauts, ou plus exactement : on ne les voit pas, ou on les minimise ; lorsqu’ils finissent par l’emporter –ce qui est presque invariablement le cas- la fantasmagorie s’évanouit et l’amoureux transi se ramasse durement sur le pavé. Bien fait ! L’expression varie au gré de la situation, du sourire béat et niais à l’air de chien battu.

  8. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    @Vautrin qui, si je me souviens bien, est en train d’écrire un livre. Il est pour quand? En outre, pour revenir au sujet de l’amour, le thaï distingue l’amour de la choucroute et celui d’une personne.

  9. Posté par Renaud le

    Lire le rapport de l’OMS : éducation sexuelle à l’école 2014 – Standards-OMS_fr
    Dans ce répugnant rapport il n’est à aucun moment question d’amour ou même de sentiments, ce n’est qu’un manuel de consommation dont l’idéologie est : consommez vous les uns les autres.
    Et cet endoctrinement commence dés la maternelle.

  10. Posté par Vautrin le

    Que de bêtise écrit-on sur « l’amour » sans JAMAIS le définir. C’est pris comme un donné immédiat. Bon, au risque de déplaire, je dirai ceci : c’est un désir, et en fin de compte il n’y a pas fondamentalement de différence entre aimer une femme, une idée, et aimer le chocolat ou le steak au poivre. Sauf qu’on n’offre pas de rivière de diamants à un steak au poivre ou à une tasse de chocolat.

  11. Posté par Pierre-Henri Reymond le

    Je me souviens, comme d’une des meilleures choses, de ce que nous a appris le professeur d’hébreu biblique! Pas une, mais LA traduction de « tu aimeras ton prochain comme toi-même », LA traduction qui ne fait pas se contorsionner l’intelligence.
    Voici: « Tu chercheras à connaître vers ton ami, celui qui fait route avec toi, ta face ombreuse (oui, les trois), car de lui tu procèdes. » Ce que je veux mettre en évidence est la « distance » marquée par « vers ». Cette distance irréductible. Et pourtant méconnue, inacceptable.
    J’ai confié mon intuition, selon laquelle les « commandements » (qui sont des paroles) ne sont pas formulés comme tels, à un érudit juif. Il m’a approuvé. J’ai appris par la suite qu’il a demandé à la personne qui m’avait présenté à lui, « est-il juif »? Elle n’a pas su répondre.

  12. Posté par Burnand le

    « L’amour est patient, il est plein de bonté; l’amour n’est pas envieux; l’amour ne se vante pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il ne soupçonne pas le mal, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit de la vérité; il pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L’amour ne meurt jamais. »
    (La Bible, 1 Corinthiens)

    Merci à Jan Marejko pour son beau texte sur l’Amour.
    Il est vrai que l’amour est bradé aujourd’hui, son sens même a disparu : l’attachement pour toujours à l’être aimé.

  13. Posté par Burnand le

    Entendu dans un magasin où une cliente demandait si le prix avait augmenté : « Mais oui Madame, tout augmente, il n’y a que l’amour qui diminue ».

    Eh oui, je trouve aussi que l’amour diminue. La fidélité à l’amour aussi.

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