Crimée russe : la bombe de l’ancien patron du SPD

Stéphane Sieber
Stéphane Sieber
Journaliste, ancien rédacteur en chef presse écrite

Il faut reconnaître officiellement l’annexion de la Crimée par la Russie. Et admettre que les régions de l’Ukraine orientale contrôlées par les séparatistes prorusses ne reviendront pas dans le giron de Kiev. Cette prise de position n’émane pas d’une personnalité marginale : c’est l’ancien président de la social-démocratie allemande (SPD) et ancien ministre-président du Land de Brandebourg Matthias Platzeck qui l’affiche. Il l’a fait connaître dans une interview accordée au modeste journal régional bavarois Passauer Neue Presse . Mais en ce mois de novembre, elle a vite pris la dimension d’une bombe dans toute l’Allemagne, prenant la forme d’une critique sévère envers le gouvernement fédéral d’Angela Merkel.

Dans un cadre légal

Matthias Platzeck, qui est aujourd’hui président du Forum germano-allemand, avance sa proposition avec précaution. Il affirme que la reconnaissance qu’il soutient ne doit pas être immédiate, et qu’elle doit être réglée dans le cadre du droit international, afin qu’elle soit acceptée par toutes les parties. Ce qui, à ses yeux, devrait impliquer des prestations financières, un nouveau référendum sous contrôle de l’OSCE (l’Organisation pour la Coopération et la Sécurité en Europe) et des négociations entre l’Ukraine et la Russie. Négociations que la Russie a jusqu’ici refusé arguant que l’Ukraine devrait plutôt négocier avec les séparatistes de Donetz et de Luhansk, qualifiés de terroristes par Kiev.

Mais l’orientation de Platzeck est sans ambiguïté. A son avis, c’est souvent le plus intelligent qui cède et, en l’occurrence, les pays occidentaux doivent reculer face au président russe Vladimir Poutine.  D’autant que le successeur éventuel de ce dernier ne serait certainement pas proeuropéen et risquerait même d’être encore plus nationaliste. Si la deuxième puissance nucléaire du monde tombait dans l’instabilité, ce serait un risque  d’incendie majeur, explique-t-il.

Réactions et ambiguïté

Sans surprise, l’Ukraine n’a pas apprécié du tout. Son ambassadeur à Berlin Vasyl Khyminets a déclaré que Platzeck devrait voir que la Russie a déjà violé le droit international, et que ceux qui prônent la reconnaissance de l’état de fait se montrent complices de cette violation. Le vice-président du Parlement européen, le comte Alexander Lambsdorff (libéral allemand), a exprimé le même avis, qualifiant la proposition de Platzeck de gifle au développement démocratique en Ukraine. Il a appelé le SPD à se distancer de la proposition de son ancien président.

Ces propos interviennent après que la chancelière Angela Merkel a durci le ton envers Moscou pendant la réunion du G20 en Australie, où elle a parlé en tête-à-tête avec Poutine. Mais aussi au moment où le chef de la diplomatie allemande Frank-Walter Steinmeier veut jouer le rôle de médiateur, se rendant successivement à Kiev, où il a rencontré le président Petro Poroschenko, puis à Moscou. Steinmeier s’est déjà entretenu avec son collègue Sergueï Lavrov et a rencontré Poutine pendant plus d’une heure ce mardi (18 novembre). Le dialogue entre les deux hommes, « sérieux et ouvert », a, «  peut-être ouvert de nouvelles perspectives de coopération »  pour sortir du conflit, selon les milieux diplomatiques.

On ajoutera, pour compléter le tableau, que le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg a accusé cette semaine encore la Russie d’envoyer en Ukraine orientale des troupes, du matériel, de l’artillerie et des engins perfectionnés de DCA. Accusations que le Kremlin rejette en permanence.

Tradition russophile en Allemagne

Prenons maintenant du recul face à toute cette agitation. Et considérons, pour commencer, que la proposition Platzeck n’a rien d’une incongruité. Au contraire elle s’enracine dans une tradition prorusse séculaire en Allemagne. Sans remonter à la bataille des Nations contre Napoléon (Leipzig, 1813), contentons-nous de souligner que le grand Bismarck, artisan de l’unification allemande et premier chancelier de l’empire, avait comme principe que le Reich était désormais « saturé », c’est-à-dire qu’il ne devait plus chercher d’accroissement territorial. Sage politique. Mais Bismarck avait en même temps, comme pierre angulaire de sa politique, posé la nécessité de l’alliance germano-russe.

Et de fait, pendant la période bismarckienne, l’équilibre européen a été assuré, pour le plus grand bien de l’Allemagne et, en fait, de tout le continent. L’histoire montre que chaque fois que l’Allemagne s’éloigne de la Russie, elle court à la catastrophe : avant la Première Guerre mondiale, pendant la Seconde guerre mondiale. Le comte Friedrich-Werner von der Schulenburg, un aristocrate antinazi de haute tenue, illustre cette tradition d’amitié germano-russe. En 1941, il était ambassadeur à Moscou et parlait à mots couverts des préparatifs de guerre allemands contre la Russie. Il fut consterné par le déclenchement de l’opération Barbarossa le 22 juin et fut par la suite l’un des membres du complot raté contre Hitler du 20 juillet 1944, après lequel il fut condamné à mort et pendu.

Aujourd’hui encore, les observateurs notent que l’Allemagne est souvent bien plus réservée que la France ou le Royaume-Uni lorsqu’il s’agit de marcher de conserve avec les Etats-Unis et l’Alliance atlantique. La géopolitique, au-delà des vicissitudes, montre de remarquables constantes, comme celle des puissances « maritimes » si souvent confrontées aux puissances « continentales ». Plus directement, avec un rapprochement avec Moscou, Berlin gagne en liberté de manœuvre.

Un drôle de « cadeau »

J’ai sous les yeux un atlas scolaire tchécoslovaque publié en 1952, c’est-à-dire à la fin de l’ère stalinienne. L’URSS y occupe naturellement une place de choix, avec les différentes républiques soviétiques illustrées, sur les cartes, par des couleurs différentes. Et je regarde la Crimée : dessinée en rouge comme la Russie, et non en vert comme l’Ukraine. La Crimée était russe depuis la conquête de la fin du XVIIème siècle par Catherine II.

Alors, depuis quand la Crimée est-elle rattachée à l’Ukraine ? Réponse : depuis 1954. Parce que le nouveau premier secrétaire du Parti communiste Nikita Khrouchtchev en a décidé ainsi tout seul le 17 février 1954 ; la décision a été entérinée en quinze minutes par le comité central du PCUS, et rendue officielle par un simple décret de huit lignes publié dans la Pravda.

Pourquoi Khrouchtchev, qui n’était pas ukrainien mais russe ethniquement, a-t-il pris une telle décision ? Officiellement, ce « cadeau » devait marquer les 300 ans du traité de Pereïaslav, par lequel les cosaques d’Ukraine ont fait allégeance à Moscou. Et en réalité ?

Il est vrai que Khrouchtchev aimait bien l’Ukraine, où il entama son ascension politique. Mais ce sont certainement des enjeux démographiques qui sont à la base de cette décision. La Crimée, en 1954, était largement dépeuplée. Les Tatars, les anciens habitants de la Crimée, ont été au fil du temps majorisés par les colons russes, ukrainiens et allemands encouragés par le régime tsariste. Et finalement, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ils ont été déportés en bloc au-delà de l’Oural, pour « collaboration avec l’ennemi ». Ce « trou » de 300 000 personnes n’avait pas été comblé en 1954, et c’est probablement pour attirer les colons ukrainiens que la Crimée a été rattachée à l’Ukraine. A ce moment, la population était composée de trois quarts de Russes et d’un quart d’Ukrainiens. Mais personne ne s’opposa à l’oukase.

C’est du sérieux

La suite : en 1991, la Crimée a voté pour l’indépendance de l’Ukraine, mais avec la plus petite majorité du pays, 54%. Et il a fallu attendre le 21 avril 2014 pour que le président Poutine réhabilite les Tatars en tant que peuple opprimé par Staline. Entre-temps, beaucoup d’entre eux étaient revenus en Crimée, rencontrant d’ailleurs beaucoup de problèmes pour récupérer leurs anciennes terres depuis longtemps habitées par des nouveaux venus (un cas d’école loin d’être rare dans le monde). Aujourd’hui, la majorité de la Crimée est russe, avec des minorités ukrainienne et tatare (cette dernière représente 12% de la population).

Alors, revenons à la proposition Platzeck, dans toute son articulation. Et convenons qu’au vu de l’histoire régionale et européenne ainsi que compte tenu de la géopolitique,  cette proposition est tout sauf une velléité. Elle mérite au moins un examen attentif.

 

Stéphane Sieber, 19 novembre 2014

5 commentaires

  1. Posté par Myrisa Jones le

    Pour info:
    Sur le site les moutons enragés:
    Ukraine : l’OTAN admet qu’il n’y a aucunes troupes russes dans l’est du pays
    http://lesmoutonsenrages.fr/2014/11/28/ukraine-lotan-admet-quil-ny-a-aucunes-troupes-russes-dans-lest-du-pays/#more-73551

    Cela nous le savions déjà! Depuis le temps que la Russie envahit l’Ukraine nous nous demandons pourquoi elle n’a pas déjà à Kiev!
    A la place qu’occupent déjà depuis des mois la CIA, et les troupes « spéciales » américaines, qui, elles sans aucun doute, dirigent cette guerre anti-russe depuis les bureaux de leurs larbins.

  2. Posté par Anonyme le

    Contrairement à ce qui est dit dans la propagande atlantiste, la Russie a toujours respecté l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Sergueï Lavrov avait même déclaré que l’Ukraine devrait rester un État non aligné (la preuve que les Russes n’auront jamais l’intention d’annexer l’Ukraine). Si jamais l’Ukraine rejoint l’OTAN, elle sera soumise de facto à la volonté des Etats-Unis

  3. Posté par Laurent le

    Matthias Platneck fait preuve de bon sens. Il a absolument raison. La propagande française est une honte. Poutine a eu raison de claquer la porte au dernier G20.

  4. Posté par Jan Marejko le

    Je connaissais le complot contre Hitler organisé par von Stauffenberg. Mais je ne connaissais pas le tragique destin de von Schulenburg. Nous devons sortir d’une vision manichéiste de l’histoire allemande et cet article nous aide à le faire. Merci.

  5. Posté par KANDEL le

    Un journaliste américain visite Donetsk : Où sont les russes ?
    novembre 17th, 2014 | by Mickael – Fondateur de News360x
    http://news360x.fr/journaliste-americain-visite-donetsk-les-russes/
    Le journaliste américain Miguel Francis Santiago, auteur de « la Crimée pour les nuls » sur la chaine russe RT, est allé à Donetsk où un conflit sanglant fait rage. Avec les informations contradictoires en provenance de la région, un témoignage de première main sur la situation est la seule façon de savoir ce qui se passe réellement là-bas.
    Miguel Santiago et son équipe sont allés au plus près des tirs et des obus qui explosent, avec un appareil photo comme seule arme. Ils ont voulu voir comment est la situation là-bas de leurs propres yeux. Ils sont allé à l’Opéra du Donbass qui sert aussi d’abri pour les habitants et ont visité l’aéroport dévasté de la ville.
    En chemin, ils ont parlé avec des combattants indépendantistes pour savoir pourquoi ils ont pris les armes, ainsi que des citoyens ordinaires qui essaient de continuer leurs vies et de préserver un semblant de normalité dans ces circonstances difficiles.
    Quand on regarde ce reportage filmé il y a quelques jours à peine, une question lancinante ne peut manquer de revenir à l’esprit : mais où sont donc ces satanés russes dont les médias français nous décrivent « l’invasion » depuis maintenant des mois ?
    Donetsk: un regard américain (S/T ang.)

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