Nucléaire et aéronautique : pourquoi une telle différence de qualité du débat?

Jean-François Dupont
Ingénieur-physicien EPFL

Deux débats se sont succédés récemment sur le thème commun de la sécurité d’une technique à risque. 1er débat : la sécurité des avions de ligne dans le contexte du crash de l’Airbus 320 dans les alpes de Provence. 2e débat : la sécurité des centrales nucléaires françaises proches de la frontière suisse, Fessenheim et Bugey, dans le contexte de la politique énergétique après Fukushima. Malgré beaucoup d’aspects communs, en particulier la recherche de parades techniques et humaines à des scénarios de défaillances, la qualité du débat est très contrastée : exemplaire et sérieuse dans le cas de l’aviation, incohérente et inefficace dans le cas du nucléaire.

 

Eclairage et enseignements.

Airbus 320 : un débat exemplaire.

Exemplaire déjà avec le casting : les médias ont invité en priorité des pilotes et des experts de sécurité aérienne. En complément on a eu des secouristes, des enquêteurs et des journalistes spécialisés dans l’aéronautique. Peu ou pas de politiques, limités au rôle de rendre hommage aux victimes.

Cela a permis de comprendre les principes et beaucoup les détails essentiels des mesures de préventions. Cela a aussi permis d’écouter et de répondre aux grandes questions du public.

Exemple éclairant : un journaliste pose la question de savoir s’il ne serait pas possible que le pilote automatique reprenne le contrôle si l’ordinateur de bord, avec toutes les données dont il dispose, détecte le risque d’un crash. Réponse de l’expert : oui, ça pourrait être une solution, mais cela a un nom, le robot. Préféreriez-vous un robot à la place du pilote humain ? En précisant : oui l’homme peut être un facteur de risque, mais il est aussi, et souvent, un facteur de sécurité.

Eclairant aussi parce que dans cet exemple chacun peut comprendre le dilemme de l’expert de sécurité. Surtout prendre conscience de la volonté et de la sincérité de l’expert de sécurité, de prévoir les meilleurs mesures de sécurité. On échappe donc au schéma récurrent selon lequel il y aurait un conflit programmé entre un expert de sécurité supposé vouloir d’abord une aviation qui fait beaucoup de profits avec une sécurité minimale et le profane qui voudrait échapper au rôle de prochaine victime. Chacun peut prendre conscience de la communauté de destin réelle qui lie les pilotes, les experts de sécurité et nous tous les passagers.

 Fessenheim et Bugey : un débat faussé.

Le casting est à l’opposé : pas de pilotes de centrales nucléaires et pas d’experts de sécurité nucléaire. Par contre surtout des politiques : une Conseillère fédérale, Mme Doris Leuthard, qui demande à la France de fermer Fessenheim. Un Conseiller administratif de la ville de Genève, M. Rémy Pagani, qui demande la fermeture du Bugey.

L’argumentation est aussi très différente : Mme Leuthard et M. Pagani n’ont pas exprimé une volonté de sécurité. Transposé au cas de la sécurité aérienne, leur discours est du genre : les avions sont trop dangereux, on ne peut pas maîtriser les risques, il faut les interdire. Les nouveaux comme les anciens. Ou alors il faut passer à des nouvelles technologies, type Solar Impulse. La sécurité par l’interdiction, pas par la maîtrise des risques. Avec force effets de manches.

Plus grave : nos deux élus savent pourtant que seules les Autorités de sécurité sont habilitées à déclarer si une centrales nucléaire est suffisamment sûre ou pas, si elle satisfait ou non aux normes de sécurité. Exemple pour comprendre : un élu politique n’a pas le droit d’accuser un conducteur d’avoir dépassé la limite d’alcool dans le sang de 0.5 o/oo. Même s’il est en charge de la police. Sauf s’il dispose d’un certificat établi après analyse de sang par un expert compétent. Dans le cas de Fessenheim et du Bugey, les expertises existent et confirment la bonne sécurité de ces centrales. Mais nos élus politiques ne veulent surtout pas évoquer ces rapports. C’est un non-respect de la répartition des compétences entre les politiques et les autorités de sécurité. C’est un abus de pouvoir. Et beaucoup de médias nous servent cela sans broncher. Ils ne demandent même pas ces rapports de sécurité, même si les rapports cachés attirent d’habitude tellement leur intérêt.

Par ailleurs il existe une Commission franco-suisse qui traite des aspects de sécurité et de radioprotection des centrales en relation avec les centrales proches de la frontière. Parmi ses membres il y a des représentants des Autorités de sécurité des deux pays. Cette commission n’a ni émis d’avis de risques mal maîtrisé dans les centrales concernées, ni été nantie par les pouvoirs politiques d’une mission de clarification des reproches émis par les élus suisses. On est visiblement en pleine agit-prop politicienne.

L’objectif du débat nucléaire n’est pas la sécurité.

Remarquez, cela va encore plus loin dans le sens que Mme Leuthard demande l’arrêt pour mauvaise sécurité de tous nos réacteurs suisses. Malgré l’avis de son propre Inspectorat fédéral de la sûreté nucléaire (IFSN), qui a réexaminé la sécurité des centrales suisses à la lumière des évènements de Fukushima. Mme Leuthard a proposé de fermer les centrales suisses et d’interdire d’en construire des neuves, bien avant de disposer de l’expertise de l’IFSN. Expertise qui n’a pas conclu à des faiblesses des centrales suisses, mais au contraire à des défauts des réacteurs de Fukushima qui manquaient de plusieurs dispositifs de sécurité essentiels, et capables, d’empêcher la contamination radioactive.

Pour la petite histoire : 1) ces équipements manquants et rajoutés pour certains à nos réacteurs dans les années 80, après construction, ont été proposés par des entreprises suisses à TEPCO, l’exploitant de la centrale de Fukushima, qui a refusé et 2) aucun réacteur au monde, équipé de manière complète, n’a jamais contaminé son environnement, ni fait de victimes.

Cela Mme Leuthard n’a pas intérêt à le reconnaître et à informer en conséquence. Pour une bonne raison : la cure de cheval qu’elle nous propose pour sortir du nucléaire perdrait sa justification, et ses supporters, si l’opinion publique savait que la sécurité n’est qu’un faux prétexte au profit d’un projet politique qui néglige une grande partie des réalités techniques, économiques et environnementales..

L’objectif de certains politiques dans le débat nucléaire n’est pas la sécurité : c’est de jouer sur la peur pour écarter les connaissances et forcer les décisions. Ou, éventuellement et plus simplement, de faire un coup médiatique : Fukushima ne faisant plus recette, on réveille des vieilles peurs comme Fessenheim et Bugey. Même le Conseiller d’Etat de Genève, M. Antonio Hodgers, a pris ses distances en n’associant pas le Canton à la démarche de la Ville de Genève de M. Pagani contre Fessenheim. Une démarche électoraliste aurait-il suggéré. Et pourtant M. Hodgers est du parti des Verts. Bravo, le bon sens a prévalu sur l’idéologie.

Pourquoi cette différence entre les deux débats?

La raison fondamentale est que le débat aéronautique n’est pas politisé, alors que le débat nucléaire l’est, jusqu’à l’excès. Dans le fond, tout le monde est pour des avions sûrs. De même, tout le monde pourrait, ou devrait, être pour des réacteurs sûrs. Oui, mais ce n’est pas le cas: au lieu de faire un débat sur la sécurité des réacteurs, certains politiciens en ont fait un débat pour ou contre le nucléaire, un débat très manichéen ou on pense atteindre le Graal du débat social : disserter sur le Bien et le Mal. En se profilant a priori bien sûr comme défenseur du Bien.

On marche sur la tête: une technique n’est en soi ni le Diable, ni le Bon Dieu.  Une technique a) n’est qu’un outil, dont il s’agit en priorité de faire un bon usage et b) n’est pas intrinsèquement sûre ou dangereuse. Le risque est dans l’usage qu’on en fait. Or l’usage c’est l’homme qui est derrière la technique, pour la concevoir et la gérer.

 

Autre dérapage du débat

Le rôle de l’expert et de son savoir dans un débat efficace sur la sécurité n’a pas échappé au courroux de certains gardiens d’une morale bien-pensante et un peu différente. Exemple la RTS a invité le philosophe Dominique Bourg (émission Haute Définition avec Manuela Salvi, dimanche 29 mars) et Philippe Roch (débat En Ligne Directe du 30 mars).

Tous deux, chacun avec leurs mots, ont exprimé en substance et en bref  l’idée suivante : les experts ne font pas un bon usage de leur savoir : ils sont un peu bornés, ils tombent dans le scientisme et en font une religion avec laquelle ils abusent le peuple.

M.Roch a tout de même aussi plaidé, avec nuances, pour que les analyses de sécurité soient simplement faites. En précisant que si les résultats sont positifs, ce serait tout avantage pour les exploitants. Mais l’important, qu’il n’a pas voulu reconnaître, est que ces analyses sont faites. Et les résultats sont positifs pour les centrales. Le problème est que ni Mme Leuthard, ni M. Pagani ne veulent informer sur le contenu parce que ce serait contraire à leur intérêt politique.

Je ne crois pas que nous ayons intérêt à confier la sécurité des avions, ni du nucléaire, à cette philosophie-là. Elle nous fait retomber dans le schéma récurrent, dénoncé en début d’article, selon lequel il y aurait un conflit programmé entre un expert de sécurité, supposé vouloir d’abord une technique qui fait beaucoup de profits avec une sécurité minimale et le profane qui pourrait être la prochaine victime. Certes un expert n’est pas a priori infaillible et au-dessus de tout soupçon. Il peut y avoir des moutons noirs. Mais si nous croyons, comme MM. Bourg et Roch, qu’un expert de sécurité est par principe borné et notre ennemi, alors la société doit renoncer aux techniques à risques, les fuir au lieu de les maîtriser. Des techniques à risques qui sont très nombreuses et à la base d’une bonne partie des progrès de la civilisation, à commencer par le feu.

Rem : pas de malentendu, ce n’est pas un dérapage en soi des philosophes. Tout au plus de certains philosophes. Il y a des philosophes, par ex. Luc Ferry ou Thomas Held, qui font une toute autre analyse dans laquelle la connaissance des réalités du terrain est un préalable indispensable et non un obstacle à une meilleure sécurité. On leur donne un peu moins souvent la parole.

 

Sortir le débat nucléaire de l’ornière

Deux recommandations:

1) inviter au débat et écouter les pilotes de réacteurs et les experts de sécurité

2) éviter les deux fanatismes extrêmes et opposés que sont soit une acceptation a priori et inconditionnelle,  soit un refus a priori et inconditionnel.

La sécurité d’une technique ce n’est ni l’interdire, ni la promouvoir à tout prix.

La sécurité c’est fixer des normes efficaces. Et les respecter avec la compétence des experts.

 

Article publié sur http://clubenergie2051.ch/2015/04/03/securite-nucleaire-et-aeronautique-une-comparaison-pleine-denseignements/

Jean-François Dupont, 3 avril 2015

 

Liens et documents en relation :

  1. « Fessenheim, l’abcès nucléaire franco-suisse », Richard Werly, Le Temps 24-03-2015. Fessenheim abcès nucléaire F-CH R. Werly LT 24-03-2015
  2. Lettre de lecteur au Temps du 25-03-2015, pas publiée. Fessenheim abcès nuc F-CH Lett lect LT jfd 25-03-2015 final
  3. « Nucléaire: la Ville réengage une ex-ministre française » TdG du 26-03-2015   http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/ville-embauche-corinne-lepage-lutter-nucleaire/story/14335141
  4. RTS/En Ligne Directe, débat « Faut-il fermer Fessenheim et Bugey? » http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/en-ligne-directe/6642364-en-ligne-directe-du-30-03-2015.htmlen-ligne-directe-du-30-03-2015.html
  5. RTS/Haute Définition 29-03-2015, interview de Dominique Bourg http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/haute-definition/6640456-rien-n-a-change-apres-fukushima.html
  6. « Le débat durable », Interview de Luc Ferry et Dominique Bourg, Philosophie Magazine no 49, mai 2011 Fukushima L Ferry vs D Bourg Philosophie Magazine No 49 Mai 2011.
  7. 7.« Le revirement énergétique mis à nu », Thomas Held, LesObservateurs.ch, 18-01-2013 http://www.lesobservateurs.ch/2013/01/18/held-thomas/
  8.  «La disqualification de l’expertise, un risque grave pour la rationalité des décisions                       politiques »,  Yves Bréchet, Académie des sciences  F,

 

Un commentaire

  1. Posté par student le

    Je trouve cette comparaison très intéressante, ce qui rend l’analyse encore plus pertinente.
    On pourrait aussi dire que le débat sur le nucléaire est avant tout idéologique, et que l’idéologie inspire certains partis politiques. Et que cette idéologie est sélective car elle est antinucléaire et non pas anti-industries à risque, car l’aéronautique pas plus que l’industrie automobile (qui génère 4000 morts par an dans notre pays – contre 0 pour le nucléaire depuis 50 ans !) échappent au dogme.
    Pire : la transition énergétique, avec la nécessité de plus en plus admise qu’il faut cesser les émissions de CO2, sert de justificatif à une loi antinucléaire (arrêt de Fessenheim, réduction à 50 % de la part du parc nucléaire). Et pour compenser l’arrêt des centrales nucléaires, la loi pousse à développer les énergies renouvelables type éolien et solaire. Or ces moyens de substitution, s’il sont décarbonés, ne le sont pas plus que le nucléaire !!! Ce paradoxe a échappé malheureusement à la plupart des commentateurs français de la COP21… mais pas des étrangers, USA en tête.
    Ce qui est dramatique, c’est que l’électricité qui représente aujourd’hui 25% de l’énergie que nous consommons, est appelée à prendre une part de plus en plus prépondérante face aux hydrocarbures qu’il nous faut éliminer.
    Et que l’énergie conditionne notre économie (consommation d’énergie et PIB sont très étroitement liés). Donc l’emploi et le pouvoir d’achat. Le premier devoir de politiques responsables serait donc de laisser de côté toute idéologie dans ce secteur à enjeu majeur et de faire des choix basés sur des seuls critires techniques, économiques voire sociétaux.
    On en est loin.
    Peut-être qu’après 2017 ???

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